À deux pas du bitume, proférant une parole libératrice, La Canaille livre un cri d’émancipation poétique, intense et spontané. Lucide, impliqué et impliquant, le rappeur décrit un carcan usinier sauvage, difficile, réel, en proie à la montée des extrêmes (Jamais Nationale), au combat politique affirmée (Redéfinition), libre de ses mots face à des parcours de vie intenables (Omar). Authentique, ce grand amateur des textes d’Aimé Césaire – dont une œuvre immense, intitulée Cahier d’un retour au pays natal, qu’il a déjà mis en musique, avec Serge Teyssot-Gay (Noir Désir, Interzone) – manie le vers et la prose avec une dextérité vivifiante.
Un impact contagieux, vérifiable sur scène, lorsque le MC y fait vivre des moments bouleversants, comme aux Vieilles Charrues, en 2011, devant plusieurs dizaines de milliers de personnes. « Je ne suis que le porte-parole de la mienne », explique-t-il, sans calcul. Une sincérité débordante qui ajoute à ce personnage vibrant une aura salvatrice. Une implication à plusieurs niveaux pour un artisanat cousu main. Capable de toucher le plus grand nombre, en abordant des thèmes universels, l’homme porte un message multiforme, alimenté par un parcours singulier, libre et moderne.
Du Liban, où il est né, au Jura, où il grandit et vit à même la sphère ouvrière, La Canaille observe les dysfonctionnements d’un monde à deux vitesses, où l’entreprise « rythme la vie d’une majorité de personnes », quand d’autres s’affairent à dealer leur nombril. Sans catastrophisme, sans dogme préconçu largué sans réfléchir, l’instigateur d’une œuvre magistrale – Ici, le bout de la chaîne, réalisée en un an et jouée à Sochaux avec une soixantaine de musiciens – livre une vision réaliste d’une société en crise, sans cynisme ni rejet.
Avec ce troisième album auto-produit – conclusion d’une trilogie frontale et engagée, virage annoncé vers de nouveaux horizons musicaux –, le rappeur use une plume visiblement incorruptible, et par-dessus-tout fédératrice : aux scratchs, DJ Pone (Birdy Nam Nam) envoie des valses hallucinantes ; à la guitare, Serge Teyssot-Gay assomme sur Omar, accompagné de Lazare, performeur prometteur déjà vu au festival d’Avignon ; Lorenzo Bianchi, esthète de l’IRCAM, signe une production pharaonique sur le morceau Décalé ; quand pour clôturer l’album, Sir Jean (Le Peuple de l’herbe) apporte son univers ragga pour Briller dans le noir.
Autant de rencontres marquantes, sorte d’amitiés fertiles nées sur les routes – imprévisibles et pourtant si capitales dans la carrière de La Canaille – promptes à enrichir le catalogue déjà riche d’un artisan aussi à l’aise dans l’écriture que dans le discours lorsque, limpide, il s’exprime sur des thèmes qui lui tiennent à cœur. Pas étonnant donc, que la carrière de ce fan inconditionnel de Léo Ferré eut été marquée par des récompenses décisives, comme en 2006, lorsque le Fair, le Prix Chorus Hauts-de-Seine et les découvertes du Printemps de Bourges lui tombent dessus la même année.
Un coup de pouce bienvenu qui confère à l’artiste une légitimité artistique rassurante, à même de donner des idées, parmi lesquelles l’enregistrement de deux albums studios, en 2009 (Une goutte de miel dans un litre de plomb) et en 2011 (Par Temps de rage). Aujourd’hui, La Nausée conclut sereinement cette série uniforme, homogène, cohérente – sorte de puzzle commun à tous dont le dessin laisse place à des réflexions circonstancielles très concrètes. « Je suis un combattant, l’espoir est toujours dans la lutte », résume l’intéressé. Une lutte menée frontalement, avec le désir chevillé au corps de ne pas décevoir, en dénonçant sans complaisance les choses qui ne tournent pas rond.
De l’envie, du partage, de l’énergie et des rêves, La Canaille pourrait en revendre. À coup sûr, il deviendrait milliardaire. À la place, l’homme préfère redéfinir des contours de vie bien trop tracés, des espaces-temps dans lesquels s’imbriquent un refrain quotidien répétitif ; où la misère n’est pas seulement économique (Pornoland), où la révolte n’est pas toujours là où l’on croit (Quelque chose se prépare), où vieillir est une gageure à négocier chaque jour (Encore un peu). Une partie de plaisir sur un terrain de jeu miné, dans lequel La Canaille s’étreint à ne pas fléchir ; regardant au loin les trains passés sans jamais tomber sur ses rails, laissant planer l’espoir fameux derrière chacune de ses ébauches.
Romain Lejeune